"Certains pourraient dire qu'un homme peut injecter une idée dans une machine, qu'elle y répondra dans une certaine mesure, pour retourner ensuite dans un état quiescent, comme une corde de piano frappée par son marteau." – Alan Turing, 1950.
L’Intelligence Artificielle
Au temps des premiers ordinateurs, l’Intelligence Artificielle (IA) était encore une idée inimaginable. Le premier ordinateur fut inventé par le mathématicien anglais, Charles Babbage à la fin du 19e siècle. L’objet était simplement une « Machine analytique » géante (1) capable de calculs arithmétiques simples programmés, autrement dit, une calculatrice de 500 kilogrammes. Ce n’est qu’au milieu du 20e siècle, une cinquantaine d'années plus tard, que les ordinateurs sont passés d’abaques en métal à des machines capables d’apprendre des suites logiques, décoder des messages et répondre à des questions complexes. Le pionnier de l’ordinateur Alan Turing, célèbre pour avoir créé la « bombe » qui décrypta le code nazi Enigma réputé inviolable, était obsédé par la question suivante : « Les machines peuvent-elles réfléchir ? ». En intégrant un aspect philosophique à son travail, il croyait fermement que quelle que soit la nature humaine de la cognition, à la fin du 21e siècle, les machines seraient capables d’ « imiter » l’être humain. (2)
L’expansion des domaines liés à l’IA est à la fois excitante et inquiétante. En effet, toute nouvelle découverte requiert des années d’exploration pour en définir les frontières et les limitations. L’IA est aujourd’hui implantée dans de nombreux aspects de notre vie quotidienne : les algorithmes de suggestion de vidéos TikTok, les bots automatiques de Facebook, la reconnaissance faciale de déverrouillage des smartphones, pour ne citer que quelques exemples. Mais, aussi invisible qu’omniprésente, l’IA a également permis à certains d’envahir notre vie privée et parfois même de manipuler notre comportement. C’est donc sans étonnement que d’autres ont développé une profonde méfiance envers l’IA. Cette technologie est peu familière à la plupart d’entre nous alors qu’elle progresse dans notre quotidien à un rythme soutenu.
Cela dit, nous avons tendance à oublier que l’IA n’est pas une machine préexistante, mais qu’elle naît de l’idée humaine. Toute IA commence avec une ligne de code et un point de données. La manière dont l’IA est utilisée dans notre quotidien dépend principalement de la motivation de ses créateurs et réalisateurs. Bien que la finalité de l’IA puisse être mal interprétée par certains, nul doute que lorsqu’elle est conçue pour aider ses utilisateurs, ses avantages dépassent largement ses inconvénients. En tant que scientifique travaillant de près avec l’IA et les découvertes thérapeutiques, je voudrais vous présenter quelques avancées récentes de l’IA appliquée en sciences médicales.
L’Intelligence Artificielle dans les études génomiques
Depuis la cartographie complète du génome humain en 2003, les scientifiques profitent des nouvelles puissances computationnelles combinées à de larges dépôts de données génomiques pour comprendre les pathologies humaines complexes. Dr Chloé-Agathe Azencott en est une actrice de premier plan qui travaille sur l’application du machine learning [apprentissage automatique] dans la découverte de nouveaux médicaments (3). Les scientifiques comme le Dr. Azencott utilisent les algorithmes de machine learning sur notre génome pour prédire le « phénotype » des pathologies, c’est-à-dire leurs aspects physiologiques observables ou quantifiables.
Les algorithmes améliorent itérativement les prédictions des scientifiques jusqu’à ce qu’ils trouvent un phénotype réel et aboutissent à un taux d’erreur minimal. A travers le processus d’apprentissage, les algorithmes trouvent quels sont les gènes impliqués dans une pathologie ou une réponse à un traitement. Ils permettent de regrouper ensemble les échantillons d’une multitude de personnes et de considérer de nombreux phénotypes en même temps, une capacité puissante qui manque aux êtres humains.
Lors de ma discussion avec le Dr. Azencott, j’ai soulevé la question de l’applicabilité des études génomiques à toutes les populations. En effet, l’inégalité d’accès aux infrastructures et technologies médicales dans le monde ne limiterait-elle pas notre compréhension de l’interaction entre les gènes et la pathologie uniquement aux populations dont les génomes ont été séquencés?
« La plupart de nos connaissances (à l’exception des cancers du sein et des ovaires) concerne les hommes blancs d’Europe occidentale et d’Amérique du nord... La dernière estimation dont j’ai entendu parler est que les Européens produisent 80% de toutes les données [génomiques] mais que celles-ci représentent seulement 16% de la population mondiale (4) . Cela signifie que nous ne savons pas si ces découvertes s’appliquent à tous. En réalité, nous savons déjà que ce n’est pas le cas. » a reconnu le Dr. Azencott (5) (6).
Cependant, même la plus puissante des IA ne peut résoudre ces limitations. « Dans mon équipe, nous travaillons sur des techniques basées sur ce qu’on appelle le multitask machine learning [apprentissage automatique multi-tâche] pour combiner les jeux de données provenant de différentes populations. » a poursuivi le Dr. Azencott. « Ces approches nous permettent de trouver les deux loci (locations génomiques), ceux correspondant à toutes les populations, et ceux spécifiques à un groupe de populations... [mais] il est impossible d’inventer des résultats pour des populations dont nous n’avons aucun échantillon. »
Il reste encore du travail pour améliorer ces algorithmes. Malgré les milliers de variants génétiques humains associés à une pathologie qui ont été trouvés, dans la plupart des cas, ces prédictions et ces hypothèses n’expliquent qu’une partie des aspects complexes observés. Par exemple, la majorité des algorithmes actuels considèrent que les changements dans le code génomique sont indépendants les uns des autres, négligeant la possibilité que ces changements puissent interagir entre eux.
« C’est pourquoi nous avons besoin d’algorithmes comme ceux que je développe car nous considérons plusieurs loci conjointement. » affirme le Dr. Azencott. En continuant à améliorer les méthodes d’IA pour qu’elles soient plus complexes et inclusives, les scientifiques espèrent pouvoir interpréter les données génomiques avec une plus grande certitude. Les perspectives de l’IA dans les études génomiques restent positives.
L’Intelligence Artificielle dans l’Imagerie Médicale
L’analyse d’images médicales, souvent un aspect complexe et long dans le parcours de soins d’un patient, est désormais rendue plus facile grâce à de nombreux logiciels d’IA émergeants. Parmi eux, DIVA est un logiciel français, né de la collaboration entre l’Institut Pasteur, l’Institut Curie et PSL. DIVA (Data Integration and Visualization in Augmented and Virtual Environments ou Données Intégrées et Visualisées dans des environnements Augmentés et Virtuels) permet de visualiser et analyser n’importe quelle image 3D en utilisant la Réalité Virtuelle (VR). Tout comme l’avatar jaune qui permet de naviguer dans les rues dans Google Street View, DIVA place son utilisateur au milieu des images 3D sur un point de vue d’exploration et d’interaction. Au milieu des images, l’utilisateur peut librement changer la couleur et la transparence de certaines caractéristiques pour les suivre et ainsi mieux les comprendre.
Avatar Medical, une start-up co-fondée en 2020 par deux scientifiques de l’Institut Pasteur, Mohamed El Beheiry et Jean-Baptiste Masson, utilise la technologie DIVA pour aider à préparer les opérations chirurgicales dans de nombreux domaines médicaux dont l’oncologie et l’orthopédie. Le logiciel permet aux chirurgiens de divers spécialités de visualiser des images médicales complexes (par exemple des images IRM et scanner) comme si le patient était devant eux, même si le chirurgien n’a aucune expérience en analyse d’image. L’algorithme de machine learning permet à son utilisateur de marquer une caractéristique telle qu’une tumeur cancéreuse ou une fissure dans un os. Il se rappellera ensuite de « l’apparence » de cette caractéristique et la classifiera de la même manière dans le reste des images, permettant aux médecins de suivre leur objet d’intérêt sur les centaines d’images qui composent le volume 3D. « Je peux désormais voir un genou entier en un clin d’œil » se réjouit le Dr. Greg Sarin, un chirurgien orthopédique qui a exploité la puissance de DIVA dans ses chirurgies. Outre le milieu hospitalier, DIVA est également utile en salle de cours. Pour les étudiants en médecine sans expérience en chirurgie, DIVA propose une meilleure compréhension de l’anatomie et un apprentissage pratique sans contact avec des patients réels.
DIVA promet d’être aussi abordable qu’elle est puissante. Avec l’augmentation de la disponibilité des équipements VR destinés aux consommateurs tels que Oculus Rift et Windows Mixed Reality, la technologie d’IA basée sur la VR n’a jamais été aussi accessible.
Selon le Dr. Masson, « Le logiciel fonctionne sur un ordinateur simple [, donc] DIVA a un coût limité [pour les personnels médicaux]. ». Grâce à des technologies de pointe telle que DIVA utilisant l’IA, la standardisation de soins chirurgicaux exacts, précis et abordables est à portée de main.
Le futur de l’Intelligence Artificielle dans les parcours de soins
Le développement rapide de l’IA dans les années 2010 a suscité l’enthousiasme et la confiance de certains ingénieurs qui ont cru qu’elle remplacerait les médecins dans l’industrie de santé. Cependant, il semblerait que plus on apprend, plus on réalise que l’on a peu de connaissances. Les Dr. Azencott et Masson ainsi que moi-même, sommes tous d’accord que l’IA n’est pas un antidote magique à tous nos maux, et que les médecins ne peuvent être simplement remplacés. Tandis que l’IA a démontré sa puissance analytique, au final, sa capacité à prendre des décisions exécutives comme les êtres humains reste à débattre. Néanmoins, nous sommes optimistes quant à l’assistance de l’IA auprès du personnel hospitalier. Par exemple, l’IA peut automatiser certaines tâches simples comme l’annotation d’images médicales, permettant aux médecins de consacrer leur temps libéré à des cas plus difficiles. L’IA peut également assister la prise de décision clinique. Par exemple, le machine learning peut calculer le meilleur taux de correspondance entre les donneurs et les receveurs de reins pour maximiser les opérations de transplantation et minimiser les probabilités de rejets. Démontrer l‘efficacité réelle de l’IA dans l’industrie de santé prendra du temps mais « c’est une période excitante » s’enthousiasme le Dr. Masson. « Je suis convaincu que les résultats intéressants seront obtenus à la frontière de la collaboration entre la technologie d’IA et l’expertise des médecins ».
Références
1. Harris, William. (2021) “Who Invented the Computer?” HowStuffWorks Science. https://science.howstuffworks.com/innovation/inventions/who-invented-the-computer.htm. accessed 24 Jan 2022.
2. A.M. Turing. (1950) Computing Machinery and Intelligence. Mind (LIX)236. https://doi.org/10.1093/mind/LIX.236.433
3. Machine learning for therapeutic research. https://cazencott.info/
4. Genetics for all. (2019) Nat Genet 51, 579. https://doi.org/10.1038/s41588-019-0394-y
5. Martin, Alicia R et al. (2019) “Clinical use of current polygenic risk scores may exacerbate health disparities.” Nature genetics vol. 51,4: 584-591. https://doi.org/10.1038/s41588-019-0379-x
6. Carlson, Christopher S., et al. (2013) "Generalization and dilution of association results from European GWAS in populations of non-European ancestry: the PAGE study." PLoS biology 11.9. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.1001661
Cette article a été édité par Dr. Cristophe Zimmer et révisé par Cliff Shoals. Traduit de l'anglais par Jang-Mi Kim.
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